Genèse

En avril 2008, je rencontre Miloš Lazin, pensant trouver un lecteur charitable pour mon mémoire de Maîtrise intitulé : « Représentations du conflit yougoslave chez Biljana Srbljanović et Fabrice Melquiot : des identités trouées par la guerre  ».
Il semble avoir un certain rapport avec les Balkans.

En septembre 2008, je lui demande s’il connaît des pièces qui conviendraient à mon projet. J’aimerais continuer ce travail sur l’identité, et créer un spectacle
– un monologue avec un musicien - à partir d’un montage de plusieurs auteurs ex-yougoslaves, que j’interprèterais.
Miloš propose alors de répéter ensemble…

Son l’intuition du metteur en scène se porte sur 3 auteurs ex-yougoslaves.
Et ça fait un drôle d’écho chez l’un d’entre eux :

Asja Srnec Todorović – « Justement, j’ai un roman en attente dans un tiroir depuis plusieurs années qui s’appelle Procijepi (Les Failles) ».

Asja accepte alors de nous livrer le texte pour en faire le matériau de base de notre réflexion.

Décembre 2008. Nous attendons le texte promis.

Nous attendons.

Nous attendons…

Février 2009. Je panique.

Toujours pas d’enveloppe au courrier (Asja n’utilise pas d’ordinateur).
Asja est inspirée.

Asja entreprend en réalité de réécrire une pièce d’après son roman.

Mars 2009. Le spectacle est programmé pour le mois de juillet pour le festival
Nous n’irons pas à Avignon, à Gare au Théâtre, en banlieue parisienne.
Le théâtre accepte d’accueillir le spectacle, un projet pour l’instant largement développé sur le papier mais toujours à l’état de rêve.

Et le texte arrive. En croate…

Mai 2009. Les répétitions commencent, avec le début de la traduction des Failles. Cependant je n’ai toujours aucune idée de la manière dont se termine la pièce.
Nous ne travaillons pas d’après un texte, mais d’après une inspiration commune.
D’après nos failles respectives.

Et petit à petit, le spectacle se révèle à la Maison d’Europe et d’Orient, notre chambre noire, où nous sommes en résidence. Les mots d’Asja s’animent et viennent s’y déposer lentement, jour après jour.



La pièce

Le personnage des Failles est une femme kaléidoscopée en une multitude de fragments ; chaque fragment est une voix, parfois un cri ou une danse, qui convoquent au présent de la scène une mémoire collective souvent refoulée.
Cet inconscient ressurgit soudain des profondeurs de l’histoire de chacun d’entre nous, ou de la « grande » Histoire. C’est noir, authentiquement noir, mais cette authenticité s’accompagne d’une énergie jubilatoire à créer dans les mots, à explorer la fragilité de nos constructions comme de nos peurs.

Asja Srnec Todorović explore nos failles intimes, les fêlures de nos os et les crevasses de notre peau qui sont autant de chemins vers une descente dans nos petits enfers personnels. Tout au long des 36 fragments, un personnage unique
et multiple ne cesse de créer des mondes nouveaux, des mondes de mots, plus infernaux les uns que les autres, tant qu’il n’a pas rencontré l’Autre…



L’œuvre de Asja Srnec Todorović

Son théâtre pourrait s’inscrire dans la mouvance de la « nouvelle dramaturgie », appelée en Angleterre, par Aleks Sierz, « in-yer-face theatre » (Sarah Kane, Marius von Mayenburg, Evgéni Grichkovets, Gianina Carbunariu, Juan Mayorga, Biljana Srbljanović…)
L’auteure tente de saisir les contours de notre monde déshumanisé. Son regard est féroce, quelquefois glacial. Notre monde, dans les pièces d’Asja, est vu du point de vue de l’individu. Le drame naît de son instabilité. Les « héros» d’Asja se cherchent face au monde qui, lui, s’est déjà dérobé. D’où la structure fragile de sa dramaturgie, comme si le monde sans repères ne pouvait produire que des fragments. Fragments aléatoires, mais serrés, forts, comme si toute une vie se condense dans un geste, un mot, une voix.
La conscience de cette fragilité, de cette impuissance, n’empêche pas les personnages d’Asja Srnec Todorović de chercher l’issue, de comprendre cette « fin de l’humanité ». Ils meurent chaque fois qu’ils essaient de saisir ce monde.
Mais ils persistent, étonnés d’être en vie, conscients qu’ils le sont encore. Ne s’agit-il pas de « l’ultime sursaut des mourants » ? Une des dernières pièces d’Asja – vingt-quatre variations sur la mort – porte d’ailleurs le titre « Respire ! »



La mise en scène

Faire parler le corps de l’actrice. Se mettre à l’épreuve d’un conflit : celui entre la vision d’Asja, exprimée dans sa textualité, et le corps et la mémoire personnelle de l’interprète. Puis restituer ce conflit dans tout l’espace de la scène, traité non pas comme un lieu d’illusion, mais comme espace d’un événement. A travers le vécu (scénique) de l’actrice, l’imaginaire ainsi concrétisé au présent de la scène devrait faire naître l’émotion… l’émotion des performeurs (l’actrice et le musicien) et, peut-être d’une autre nature, les émotions dans la salle. Le but est de provoquer au sein de chaque spectateur une réflexion à partir de nos « cauchemars de la mort », de cet « imaginaire mortel » qui nous suivent du premier jour de notre existence jusqu’au dernier. Et qui nourrissent à la fois notre désir et le plaisir de la vie.

Miloš Lazin



Le jeu

Chaque fragment est un personnage, une situation, un cauchemar différents.
Il s’agit donc de trouver la voix et le corps de chaque nouveau personnage qui s’empare de la femme que j’incarne : hommes, femmes, enfants.
Donner un peu de soi à chacun de ces témoins.
Se perdre dans l’espace.
S’interroger sur ses propres peurs et ses propres cauchemars.
Les faire ressurgir et aller jusqu’à les dire dans 4 moments d’improvisation.
Partir de soi, du néant du corps inhibé et des souvenirs refoulés.
Tenter de se souvenir DANS le corps. Se laisser surprendre.

Julia Douny



La musique

J’ai conçu une musique originale, acoustique et improvisée en direct chaque soir, avec des instruments à vents : clarinette, flûte traversière, saxophones.
L’objectif est d’explorer les différents rapports entre le jeu musical et celui de l’actrice : accompagnement, échanges, distanciation, recul, affrontement, contraste, cheminement parallèle sans lien, le tout sans oublier le silence.
En étant partie prenante du fragment, ou bien en se situant en-dehors de la scène.
Tantôt privilégier une interaction forte avec les personnages incarnés, tantôt opter pour un développement complètement autonome du texte théâtral.

Cyrille Méchin


    PDF - dans la presse - Milos Lazin à la Comédie de Genève